Henry Anglade, qui s'y voyait juste...
Dans la forme de sa vie, il aurait dû gagner le Tour de France 1959. Mais les meilleurs du cyclisme français lui mirent alors des bâtons dans les roues ! Portrait d’Henry Anglade, coureur attachant, à l’autorité légendaire…
Les journalistes, ses équipiers et ses adversaires le surnommaient « Napoléon ». Un compliment, semblait-il, mais que l’intéressé prenait avec des pincettes : n’était-ce pas une façon de lui reprocher sa légendaire autorité ? Car il avait beau faire, Henry Anglade ne pouvait s’empêcher de parler sec ! Une voix ronde pourtant, et même un peu bonasse… Par quelle méthode, subitement, devenait-elle cinglante ? D’abord la force du verbe, puisque chacun savait, dans le peloton, que ce Lyonnais d’adoption, né à Thionville le 6 juillet 1933, avait la répartie facile. « Doté d’une solide instruction (il avait commencé des études d’ingénieur) et d’une grande courtoisie », peut-on lire à son propos dans Le Dictionnaire des coureurs[1] . Tout est vrai, à condition, répétons-le, de rendre la totalité du portrait : une autorité naturelle, sévère, inflexible qui agaçait certains jours, mais qu’on lui passait néanmoins par respect pour sa personnalité, d’une richesse évidente. D’ailleurs, cet original ne se contentait pas de penser ; il s’immergeait dans la discipline du yoga, plus sûre et durable, à ses yeux, qu’une cartouche d’amphétamine — nous évoquons une époque où celle-ci, sans être autorisée, n’était point interdite… Et puis, il importe d’écrire également qu’Henry Anglade possédait un joli brin de classe ! Oui, un beau coureur, doué, offensif, tenace, courageux, intelligent, qui appréhendait les grands Tours comme des jeux stratégiques. (Il y aurait une passionnante recherche à mener sur sa manière de sentir la course, certes moins instinctive que celle du père Stablinski, mais tout aussi efficace…)
Tel paraissait donc Henry Anglade : un athlète complet, enregistré sous la bannière Libéria en 1957, et aussitôt pointé aux avant-postes. Parmi ses prouesses, signalons deux victoires, premièrement dans Annemasse-Bellegarde-Annemasse, ensuite dans la quatrième étape du Tour de Champagne. Mais sans doute marqua-t-il davantage les esprits au mois de juillet, durant un Tour de France achevé en vingt-huitième position, à deux heures ou presque du nouveau maître des lieux, Jacques Anquetil. Comment dire ? Avec ses moyens encore limités, il avait déjà pris possession du décor, sachant forcer le train, quelquefois forcer le trait. Au final, il reçut le Prix de l’élégance, symbolique et convoité. Sa carrière professionnelle était lancée.
La saison 1958 confirma ses dispositions : trois succès régionaux et, surtout, une indéniable présence sur les routes, preuve qu’il apprenait et progressait rapidement. Autre preuve ? Son sans-faute, du 1er au 7 juin 1959, dans le Critérium du Dauphiné-Libéré où il devança Mastrotto, Rivière et Dotto. Puis, poursuivant sur son rythme, il termina deuxième du Tour de Suisse derrière Hans Junkermann avant de s’imposer, le 21 juin, dans un difficile championnat de France disputé à Montlhéry. Bref, un pic de forme exceptionnel, lequel lui permit d’aborder son troisième Tour de France en situation d’outsider. Quant à la victoire, évidemment, il ne pouvait en être question ! Marcel Bidot, sélectionneur national, n’avait-il pas réuni sous le maillot tricolore Louison Bobet, Jacques Anquetil, Roger Rivière, Raphaël Géminiani ? Soit la plus puissante armada jamais alignée depuis la création de l’épreuve… Dans ce contexte, d’aucuns semblaient résignés, sauf notre Anglade qui développa une subtile tactique de harcèlement, en cela bien épaulé par sa bande de copains, au sein de formation du Centre-Midi. Ainsi se retrouva-t-il placé devant tous les favoris à La Rochelle, puis devant Géminiani et Bobet, et même loin devant Rivière lorsqu’il s’adjugea l’étape à Aurillac. Et comme il ne faiblit point dans la montée chronométrée du Puy-de-Dôme, les comptes furent vite faits : derrière un Bahamontès en sursis, il devenait la principale chance française…
La suite ? Elle a été contée mille fois, et Pierre Chany l’a résumée en un titre, dans La Fabuleuse histoire du Tour de France : « Anglade plumé, Bahamontès l’emporte »[2] ! Ce qui signifiait que l’Espagnol avait sauvé son maillot jaune grâce au concours d’Anquetil et de Rivière, ceux-ci uniquement désireux d’écarter un « Régional » du palmarès, et donc des fructueux critériums. « Une assez belle magouille », siffla encore Chany en se remémorant différents épisodes de la traversée des Alpes[3] . Mais les dés étaient jetés. À Paris, 4 minutes avaient manqué pour que le fringant Lyonnais triomphât.
Il en fut amer, mais non abattu. Il croyait que sa chance reviendrait ; et le fait est qu’il s’évertua longuement, terminant huitième du Tour en 1960, dix-huitième en 1961, douzième en 1962, onzième en 1963, quatrième en 1964 et quatrième, de nouveau, en 1965, l’année de son deuxième titre national. Il conclut aussi deux Paris-Nice en quatrième position (1960, 1963), et premier de Berne-Genève 1961, premier du Tour du Var 1963, deuxième du Tour de l’Aude 1961, quatrième du Tour du Luxembourg 1965, premier du Tour de l’Hérault 1966. En clair, beaucoup, beaucoup d’énergie pour un bilan en demi-teinte, et l’obligation de reconnaître qu’il n’atteignait pas au niveau des meilleurs. Mais, bon ! il en avait pris son parti, comme il avait pris son parti de sa réputation : un type qui voyait juste, sous des airs pas commodes. Du reste, Jacques Augendre rappellerait souvent qu’Henri Anglade lui avait déclaré, le 1er juillet 1960, en descendant de vélo, après la fameuse étape Saint-Malo-Lorient : « Le vainqueur du Tour sortira de cette échappée et ce sera Nencini. Rivière est pétri de qualités, mais ce n’est pas une valeur sûre. Sa maladresse me fait peur. Je crains qu’il tombe dans une descente de col en voulant filer l’Italien qui est un virtuose… »[4] Prophétie extraordinaire, dont chacun put reparler, hélas, au soir du Perjuret. Elle dit assez qu’Henri Anglade, coureur, possédait parfaitement son métier.
© Christophe Penot
Retrouvez chaque mois la suite de cette série de portraits dans La France Cycliste,
le magazine officiel de la Fédération Française de Cyclisme.
Henry Anglade en bref
Professionnel chez Libéria (1957 à 1962), Pelforth-Lejeune (1963 à 1966), Mercier (1967).
Principales victoires : Championnat de France 1959 et 1965 ; Annemasse-Bellegarde-Annemasse 1957 ; 1re étape des Trois Jours de la Loire 1958 ; Circuit Drôme-Ardêche 1959 ; Critérium du Dauphiné-Libéré 1959 ; 13e étape du Tour de France 1959 ; Berne-Genève 1961 ; 2e étape du Tour de Romandie 1962 ; 2e étape Critérium national 1963 ; Tour du Var 1963 ; Tour de l’Hérault 1966 ; Lauréat en 1959 du Super Prestige Pernod, du Prestige Pernod et du Challenge Yellow.
[1] Édition La Maison du sport, p. 900.
[2] La Fabuleuse histoire du Tour de France, 1983, p. 471.
[3] Ibid., p. 476.
[4] Jacques Augendre, Le Tour. Abécédaire insolite, Solar, 2011, p. 37.
Henry Anglade, qui s'y voyait juste...
Dans la forme de sa vie, il aurait dû gagner le Tour de France 1959. Mais les meilleurs du cyclisme français lui mirent alors des bâtons dans les roues ! Portrait d’Henry Anglade, coureur attachant, à l’autorité légendaire…
Les journalistes, ses équipiers et ses adversaires le surnommaient « Napoléon ». Un compliment, semblait-il, mais que l’intéressé prenait avec des pincettes : n’était-ce pas une façon de lui reprocher sa légendaire autorité ? Car il avait beau faire, Henry Anglade ne pouvait s’empêcher de parler sec ! Une voix ronde pourtant, et même un peu bonasse… Par quelle méthode, subitement, devenait-elle cinglante ? D’abord la force du verbe, puisque chacun savait, dans le peloton, que ce Lyonnais d’adoption, né à Thionville le 6 juillet 1933, avait la répartie facile. « Doté d’une solide instruction (il avait commencé des études d’ingénieur) et d’une grande courtoisie », peut-on lire à son propos dans Le Dictionnaire des coureurs[1] . Tout est vrai, à condition, répétons-le, de rendre la totalité du portrait : une autorité naturelle, sévère, inflexible qui agaçait certains jours, mais qu’on lui passait néanmoins par respect pour sa personnalité, d’une richesse évidente. D’ailleurs, cet original ne se contentait pas de penser ; il s’immergeait dans la discipline du yoga, plus sûre et durable, à ses yeux, qu’une cartouche d’amphétamine — nous évoquons une époque où celle-ci, sans être autorisée, n’était point interdite… Et puis, il importe d’écrire également qu’Henry Anglade possédait un joli brin de classe ! Oui, un beau coureur, doué, offensif, tenace, courageux, intelligent, qui appréhendait les grands Tours comme des jeux stratégiques. (Il y aurait une passionnante recherche à mener sur sa manière de sentir la course, certes moins instinctive que celle du père Stablinski, mais tout aussi efficace…)
Tel paraissait donc Henry Anglade : un athlète complet, enregistré sous la bannière Libéria en 1957, et aussitôt pointé aux avant-postes. Parmi ses prouesses, signalons deux victoires, premièrement dans Annemasse-Bellegarde-Annemasse, ensuite dans la quatrième étape du Tour de Champagne. Mais sans doute marqua-t-il davantage les esprits au mois de juillet, durant un Tour de France achevé en vingt-huitième position, à deux heures ou presque du nouveau maître des lieux, Jacques Anquetil. Comment dire ? Avec ses moyens encore limités, il avait déjà pris possession du décor, sachant forcer le train, quelquefois forcer le trait. Au final, il reçut le Prix de l’élégance, symbolique et convoité. Sa carrière professionnelle était lancée.
La saison 1958 confirma ses dispositions : trois succès régionaux et, surtout, une indéniable présence sur les routes, preuve qu’il apprenait et progressait rapidement. Autre preuve ? Son sans-faute, du 1er au 7 juin 1959, dans le Critérium du Dauphiné-Libéré où il devança Mastrotto, Rivière et Dotto. Puis, poursuivant sur son rythme, il termina deuxième du Tour de Suisse derrière Hans Junkermann avant de s’imposer, le 21 juin, dans un difficile championnat de France disputé à Montlhéry. Bref, un pic de forme exceptionnel, lequel lui permit d’aborder son troisième Tour de France en situation d’outsider. Quant à la victoire, évidemment, il ne pouvait en être question ! Marcel Bidot, sélectionneur national, n’avait-il pas réuni sous le maillot tricolore Louison Bobet, Jacques Anquetil, Roger Rivière, Raphaël Géminiani ? Soit la plus puissante armada jamais alignée depuis la création de l’épreuve… Dans ce contexte, d’aucuns semblaient résignés, sauf notre Anglade qui développa une subtile tactique de harcèlement, en cela bien épaulé par sa bande de copains, au sein de formation du Centre-Midi. Ainsi se retrouva-t-il placé devant tous les favoris à La Rochelle, puis devant Géminiani et Bobet, et même loin devant Rivière lorsqu’il s’adjugea l’étape à Aurillac. Et comme il ne faiblit point dans la montée chronométrée du Puy-de-Dôme, les comptes furent vite faits : derrière un Bahamontès en sursis, il devenait la principale chance française…
La suite ? Elle a été contée mille fois, et Pierre Chany l’a résumée en un titre, dans La Fabuleuse histoire du Tour de France : « Anglade plumé, Bahamontès l’emporte »[2] ! Ce qui signifiait que l’Espagnol avait sauvé son maillot jaune grâce au concours d’Anquetil et de Rivière, ceux-ci uniquement désireux d’écarter un « Régional » du palmarès, et donc des fructueux critériums. « Une assez belle magouille », siffla encore Chany en se remémorant différents épisodes de la traversée des Alpes[3] . Mais les dés étaient jetés. À Paris, 4 minutes avaient manqué pour que le fringant Lyonnais triomphât.
Il en fut amer, mais non abattu. Il croyait que sa chance reviendrait ; et le fait est qu’il s’évertua longuement, terminant huitième du Tour en 1960, dix-huitième en 1961, douzième en 1962, onzième en 1963, quatrième en 1964 et quatrième, de nouveau, en 1965, l’année de son deuxième titre national. Il conclut aussi deux Paris-Nice en quatrième position (1960, 1963), et premier de Berne-Genève 1961, premier du Tour du Var 1963, deuxième du Tour de l’Aude 1961, quatrième du Tour du Luxembourg 1965, premier du Tour de l’Hérault 1966. En clair, beaucoup, beaucoup d’énergie pour un bilan en demi-teinte, et l’obligation de reconnaître qu’il n’atteignait pas au niveau des meilleurs. Mais, bon ! il en avait pris son parti, comme il avait pris son parti de sa réputation : un type qui voyait juste, sous des airs pas commodes. Du reste, Jacques Augendre rappellerait souvent qu’Henri Anglade lui avait déclaré, le 1er juillet 1960, en descendant de vélo, après la fameuse étape Saint-Malo-Lorient : « Le vainqueur du Tour sortira de cette échappée et ce sera Nencini. Rivière est pétri de qualités, mais ce n’est pas une valeur sûre. Sa maladresse me fait peur. Je crains qu’il tombe dans une descente de col en voulant filer l’Italien qui est un virtuose… »[4] Prophétie extraordinaire, dont chacun put reparler, hélas, au soir du Perjuret. Elle dit assez qu’Henri Anglade, coureur, possédait parfaitement son métier.
© Christophe Penot
Retrouvez chaque mois la suite de cette série de portraits dans La France Cycliste,
le magazine officiel de la Fédération Française de Cyclisme.
Henry Anglade en bref
Professionnel chez Libéria (1957 à 1962), Pelforth-Lejeune (1963 à 1966), Mercier (1967).
Principales victoires : Championnat de France 1959 et 1965 ; Annemasse-Bellegarde-Annemasse 1957 ; 1re étape des Trois Jours de la Loire 1958 ; Circuit Drôme-Ardêche 1959 ; Critérium du Dauphiné-Libéré 1959 ; 13e étape du Tour de France 1959 ; Berne-Genève 1961 ; 2e étape du Tour de Romandie 1962 ; 2e étape Critérium national 1963 ; Tour du Var 1963 ; Tour de l’Hérault 1966 ; Lauréat en 1959 du Super Prestige Pernod, du Prestige Pernod et du Challenge Yellow.
[1] Édition La Maison du sport, p. 900.
[2] La Fabuleuse histoire du Tour de France, 1983, p. 471.
[3] Ibid., p. 476.
[4] Jacques Augendre, Le Tour. Abécédaire insolite, Solar, 2011, p. 37.
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