René Privat,qu'on appelait '' la chatâigne ''...
Il roulait comme un boxeur, sonnant ses adversaires par ses puissantes attaques. Sous les couleurs de Peugeot puis de Mercier, il fit les beaux jours du cyclisme français, devenant le premier coureur à franchir en tête le Poggio. Portrait de René Privat...
Il lui a quelquefois manqué un peu de chance pour concurrencer les meilleurs et faire de l'ombre aux Bobet et Anquetil qui dominaient son époque. Mais la vérité est que René Privat ne souhaitait faire de l'ombre à personne ; taiseux et timide par nature, il suivait une logique connue de lui seul, et qui mériteraient plusieurs pages d'un livre. Car Privat, non content d'être un mystère, était aussi un puncheur, certainement l'un des plus percutants de l'après-guerre. Son surnom ? ' La châtaigne ', ce qui en disait long sur la violence de ses démarrages, littéralement sentis comme un uppercut par ses adversaires ! Sans compter que le bonhomme pouvait doubler, voire tripler, la série de ses coups ! C'est ainsi qu'en 1957, sur le Tour, vainqueur dès le deuxième jour de l'étape Granville-Caen, il conquit le maillot jaune qu'il conserva trois journées. Puis, tandis qu'on le croyait démobilisé, il repartit à l'attaque, triomphant à Cannes le onzième jour, à Barcelone le quinzième. Bref ! pour reprendre le mot qu'Antonin Magne appliquait à Marcel Bidot, René Privat incarnait un ' dégréneur '1, comprenez un athlète supérieur, capable de laminer un peloton ! Parce qu'il l'avait vu, en 1959, dans le Grand Prix Stan-Ockers, s'imposer au terme d'un ' envol plein de panache '2, le même Antonin Magne, son directeur sportif, lui vouait d'ailleurs une admiration physique absolue. Mais c'était pour regretter aussitôt que ce batailleur ne fût jamais devenu ' une vraie vedette '3. ' L'explication que l'on peut risquer, continuait-il, tient dans le fait qu'il avait perpétuellement le visage du combattant, visage dur, presque hostile. Il était trop réservé, ne recherchant nulle publicité. Même devant les cameramen, les photographes, les interviewers, son masque rigoureux ne se modifiait pas. '4 Ce que Pierre Chany corroborerait de son côté : ' Il était trop effacé dans la vie et disparaissait après chacun de ses exploits, posant des problèmes aux journalistes contraints de partir à sa recherche. '5 À ce train, la presse finit par se lasser, lui préférant les Darrigade, Anquetil, Stablinski et, bientôt, Raymond Poulidor, manifestement plus disponible et souriant. On ne sache pas que René Privat s'en soit offusqué.
Vraiment, un taiseux, qui rappelait certains paysans bretons campés par Balzac. Sauf que notre gaillard, lui, sortait de l'Ardèche, où il avait grandi dans un décor de collines, de plateaux et de champs courts qui appartenaient au monde de Giono. Qu'on imagine une table devant l'âtre, un bol lourd, une soupe de fèves chaudes : la sépia quotidienne de son enfance... Puis vint le moment où la T.S.F. répéta les noms de Robic, Bobet, Bartali, Kubler et Coppi. Pour l'homme jeune qu'il était désormais, tous symbolisaient les héros du cyclisme moderne, et peut-être des modèles, si d'aventure il avait rêvé de modèles... Mais, à vingt et un ans, son âge quand il se révéla en gagnant la troisième étape du Circuit des Six-Provinces 1952, René Privat filait déjà sa propre route, persuadé qu'un entraînement courageux, obstiné, lui permettrait d'économiser plus d'argent qu'il n'en fallait pour bien vivre. Alors, au sens strict, il s'évertua, signant son premier contrat professionnel avec Peugeot, en 1953. On connaît la suite : victoire dans le Circuit Drôme-Ardèche où il opérait en maître des lieux, victoire dans le Circuit du Mont-Blanc, victoire dans le Critérium National, victoire dans Gènes-Nice, victoires d'étapes dans le Tour de l'Ouest, le Critérium du Dauphiné-Libéré, le Circuit des Six-Provinces du sud-est et Lyon-Montluçon-Lyon : après trois saisons de la sorte, il était mûr pour rejoindre Mercier, un autre maison de cycles, à laquelle il resterait fidèle jusqu'à la fin de sa carrière, en 1962.
Comment Antonin Magne vit-il arriver celui qu'il appelait ' mon battant '6 ? À quelques détails près, de la même façon qu'il verrait arriver Poulidor : ' [un] garçon bien planté, aux épaules robustes, aux poignets solides, à la chevelure très brune, [qui] apportait avec lui le souffle frais du vent de sa campagne, l'odeur des coteaux au bois épais. '7 Pour accentuer la future similitude, remarquons que René Privat échoua souvent en deuxième position, notamment dans le championnat de France et le Grand Prix du Midi-Libre en 1956, dans la Flèche Wallonne et le Dauphiné-Libéré en 1957, ou encore au Prestige Pernod, en 1959. Cela étant, sans rien changer à son style, ce timide s'offrait de formidables consolations, dont un quatrième bouquet d'étape dans le Tour de France. C'était en 1960, à Malo-les-Bains, le jour où Bahamontès, tenant du titre, abandonna la course. Pour sa part, ' La Châtaigne ' confirmait un très bel état de forme puisqu'il avait remporté au printemps, avec Milan-San Remo, le plus prestigieux de tous ses succès. Et quel succès ! Acquis de longue main, dans une Primavera qui empruntait, pour la première fois de l'histoire, la rampe mythique du Poggio. Philippe Brunel a parfaitement décrit l'endroit : un ' trompe l'œil qui s'étire à flanc de colline sur 3,7 kilomètres, en surplomb de la Méditerranée, entre des parois rocheuses et des serres horticoles, jusqu'au sanctuaire de la Guardia (altitude : 162 mètres). '8 Bref, un tétin monstrueux que l'Ardéchois mit à profit pour conclure victorieusement une échappée commencée de bon matin, en compagnie de Cazala, Nencini, Pambianco, Simpson, Yvo Molenaers et Otano. Sur la ligne, qu'il coupa modestement, un seul bras levé, les comptes furent vite faits : 288 kilomètres à la moyenne de 42,640 kilomètres-heure, ce qui constituait le record de l'épreuve !
Pour discret qu'il fût, René Privat pouvait quitter le cyclisme la tête haute.
© Christophe Penot
Retrouvez chaque mois la suite de cette série de portraits dans La France Cycliste,
le magazine officiel de la Fédération Française de Cyclisme.
René Privat en bref
* Né le 4 décembre 1930 à Coux-Saint-Sauveur (Ardèche). Décédé le 19 juillet 1995 à Clermont-Ferrand.
* Professionnel chez Peugeot (1953 à 1955) et Mercier (1956 à 1962).
Principales victoires : Circuit Drôme-Ardèche 1953 ; Circuit du Mont-Blanc 1954 ; Critérium National 1955 ; Gènes-Nice 1955 ; Boucles de la Seine 1956 ; G.P. du Pneumatique 1956 ; Paris-Limoges 1957 ; Tour du Var 1958 ; Tour du Sud-Est 1959 ; G.P.Stan-Ockers 1959 ; Milan-San Remo 1960. Vainqueur de quatre étapes dans le Tour de France..
1 Jacques Augendre, la mémoire du Tour de France, Éd. Cristel, 2001, p. 13.
2 Antonin Magne, Poulidor et moi, Éd. Del Duca, 1968, p. 49.
3 Ibid.
4 Ibid., pp. 49-50.
5 Pierre Chany, La Fabuleuse histoire du cyclisme, O.D.I.L., 1975, p. 895.
6 Antonin Magne, Poulidor et moi, op. cit., p. 24.
7 Ibid., p. 31.
8 L'Équipe du 23 mars 2007.
René Privat,qu'on appelait '' la chatâigne ''...
Il roulait comme un boxeur, sonnant ses adversaires par ses puissantes attaques. Sous les couleurs de Peugeot puis de Mercier, il fit les beaux jours du cyclisme français, devenant le premier coureur à franchir en tête le Poggio. Portrait de René Privat...
Il lui a quelquefois manqué un peu de chance pour concurrencer les meilleurs et faire de l'ombre aux Bobet et Anquetil qui dominaient son époque. Mais la vérité est que René Privat ne souhaitait faire de l'ombre à personne ; taiseux et timide par nature, il suivait une logique connue de lui seul, et qui mériteraient plusieurs pages d'un livre. Car Privat, non content d'être un mystère, était aussi un puncheur, certainement l'un des plus percutants de l'après-guerre. Son surnom ? ' La châtaigne ', ce qui en disait long sur la violence de ses démarrages, littéralement sentis comme un uppercut par ses adversaires ! Sans compter que le bonhomme pouvait doubler, voire tripler, la série de ses coups ! C'est ainsi qu'en 1957, sur le Tour, vainqueur dès le deuxième jour de l'étape Granville-Caen, il conquit le maillot jaune qu'il conserva trois journées. Puis, tandis qu'on le croyait démobilisé, il repartit à l'attaque, triomphant à Cannes le onzième jour, à Barcelone le quinzième. Bref ! pour reprendre le mot qu'Antonin Magne appliquait à Marcel Bidot, René Privat incarnait un ' dégréneur '1, comprenez un athlète supérieur, capable de laminer un peloton ! Parce qu'il l'avait vu, en 1959, dans le Grand Prix Stan-Ockers, s'imposer au terme d'un ' envol plein de panache '2, le même Antonin Magne, son directeur sportif, lui vouait d'ailleurs une admiration physique absolue. Mais c'était pour regretter aussitôt que ce batailleur ne fût jamais devenu ' une vraie vedette '3. ' L'explication que l'on peut risquer, continuait-il, tient dans le fait qu'il avait perpétuellement le visage du combattant, visage dur, presque hostile. Il était trop réservé, ne recherchant nulle publicité. Même devant les cameramen, les photographes, les interviewers, son masque rigoureux ne se modifiait pas. '4 Ce que Pierre Chany corroborerait de son côté : ' Il était trop effacé dans la vie et disparaissait après chacun de ses exploits, posant des problèmes aux journalistes contraints de partir à sa recherche. '5 À ce train, la presse finit par se lasser, lui préférant les Darrigade, Anquetil, Stablinski et, bientôt, Raymond Poulidor, manifestement plus disponible et souriant. On ne sache pas que René Privat s'en soit offusqué.
Vraiment, un taiseux, qui rappelait certains paysans bretons campés par Balzac. Sauf que notre gaillard, lui, sortait de l'Ardèche, où il avait grandi dans un décor de collines, de plateaux et de champs courts qui appartenaient au monde de Giono. Qu'on imagine une table devant l'âtre, un bol lourd, une soupe de fèves chaudes : la sépia quotidienne de son enfance... Puis vint le moment où la T.S.F. répéta les noms de Robic, Bobet, Bartali, Kubler et Coppi. Pour l'homme jeune qu'il était désormais, tous symbolisaient les héros du cyclisme moderne, et peut-être des modèles, si d'aventure il avait rêvé de modèles... Mais, à vingt et un ans, son âge quand il se révéla en gagnant la troisième étape du Circuit des Six-Provinces 1952, René Privat filait déjà sa propre route, persuadé qu'un entraînement courageux, obstiné, lui permettrait d'économiser plus d'argent qu'il n'en fallait pour bien vivre. Alors, au sens strict, il s'évertua, signant son premier contrat professionnel avec Peugeot, en 1953. On connaît la suite : victoire dans le Circuit Drôme-Ardèche où il opérait en maître des lieux, victoire dans le Circuit du Mont-Blanc, victoire dans le Critérium National, victoire dans Gènes-Nice, victoires d'étapes dans le Tour de l'Ouest, le Critérium du Dauphiné-Libéré, le Circuit des Six-Provinces du sud-est et Lyon-Montluçon-Lyon : après trois saisons de la sorte, il était mûr pour rejoindre Mercier, un autre maison de cycles, à laquelle il resterait fidèle jusqu'à la fin de sa carrière, en 1962.
Comment Antonin Magne vit-il arriver celui qu'il appelait ' mon battant '6 ? À quelques détails près, de la même façon qu'il verrait arriver Poulidor : ' [un] garçon bien planté, aux épaules robustes, aux poignets solides, à la chevelure très brune, [qui] apportait avec lui le souffle frais du vent de sa campagne, l'odeur des coteaux au bois épais. '7 Pour accentuer la future similitude, remarquons que René Privat échoua souvent en deuxième position, notamment dans le championnat de France et le Grand Prix du Midi-Libre en 1956, dans la Flèche Wallonne et le Dauphiné-Libéré en 1957, ou encore au Prestige Pernod, en 1959. Cela étant, sans rien changer à son style, ce timide s'offrait de formidables consolations, dont un quatrième bouquet d'étape dans le Tour de France. C'était en 1960, à Malo-les-Bains, le jour où Bahamontès, tenant du titre, abandonna la course. Pour sa part, ' La Châtaigne ' confirmait un très bel état de forme puisqu'il avait remporté au printemps, avec Milan-San Remo, le plus prestigieux de tous ses succès. Et quel succès ! Acquis de longue main, dans une Primavera qui empruntait, pour la première fois de l'histoire, la rampe mythique du Poggio. Philippe Brunel a parfaitement décrit l'endroit : un ' trompe l'œil qui s'étire à flanc de colline sur 3,7 kilomètres, en surplomb de la Méditerranée, entre des parois rocheuses et des serres horticoles, jusqu'au sanctuaire de la Guardia (altitude : 162 mètres). '8 Bref, un tétin monstrueux que l'Ardéchois mit à profit pour conclure victorieusement une échappée commencée de bon matin, en compagnie de Cazala, Nencini, Pambianco, Simpson, Yvo Molenaers et Otano. Sur la ligne, qu'il coupa modestement, un seul bras levé, les comptes furent vite faits : 288 kilomètres à la moyenne de 42,640 kilomètres-heure, ce qui constituait le record de l'épreuve !
Pour discret qu'il fût, René Privat pouvait quitter le cyclisme la tête haute.
© Christophe Penot
Retrouvez chaque mois la suite de cette série de portraits dans La France Cycliste,
le magazine officiel de la Fédération Française de Cyclisme.
René Privat en bref
* Né le 4 décembre 1930 à Coux-Saint-Sauveur (Ardèche). Décédé le 19 juillet 1995 à Clermont-Ferrand.
* Professionnel chez Peugeot (1953 à 1955) et Mercier (1956 à 1962).
Principales victoires : Circuit Drôme-Ardèche 1953 ; Circuit du Mont-Blanc 1954 ; Critérium National 1955 ; Gènes-Nice 1955 ; Boucles de la Seine 1956 ; G.P. du Pneumatique 1956 ; Paris-Limoges 1957 ; Tour du Var 1958 ; Tour du Sud-Est 1959 ; G.P.Stan-Ockers 1959 ; Milan-San Remo 1960. Vainqueur de quatre étapes dans le Tour de France..
1 Jacques Augendre, la mémoire du Tour de France, Éd. Cristel, 2001, p. 13.
2 Antonin Magne, Poulidor et moi, Éd. Del Duca, 1968, p. 49.
3 Ibid.
4 Ibid., pp. 49-50.
5 Pierre Chany, La Fabuleuse histoire du cyclisme, O.D.I.L., 1975, p. 895.
6 Antonin Magne, Poulidor et moi, op. cit., p. 24.
7 Ibid., p. 31.
8 L'Équipe du 23 mars 2007.
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