Lucien Lesna, en fauve affamé
Il est resté dans l’histoire comme le vainqueur d’un Marseille-Paris de légende. Mais il avait aussi gagné deux Bordeaux-Paris et deux Paris-Roubaix. Portrait de Lucien Lesna, champion magnifique et mal connu…
On se souvient du cri qu’Henri Desgrange posa sur la tombe de Charles Terront, auteur des plus vieux exploits du cyclisme : « c’était l’homme qui, bon premier, nous disait que les forces humaines étaient sans limites »[1]… Eh bien ! ce cri, combien de fois Desgrange y songea, tandis que ses collaborateurs, Géo Lefèvre en tête, lui rebattaient les oreilles avec le dénommé Lucien Lesna, autre champion mythique lancé sur les routes du progrès… Car tout ce que Terront avait été, Lesna l’incarnait à son tour — mais avec une aura supplémentaire, fruit des impénétrables mystères entourant sa carrière et sa vie. Que savait-on, en effet ? Qu’il était né en Suisse, au Locle, de parents français, le 4 octobre 1863. Qu’il avait ensuite vécu à Genève et découvert le cyclisme sur le tard, à vingt-cinq ou vingt-six ans. Chose évidente : cet homme déjà fait était une force de la nature ! Au physique, outre des jambes puissantes, il montrait un visage solide barré d’une moustache soignée, digne des mondains à la mode. Fallait-il en déduire qu’il sortait d’un milieu privilégié ? voire qu’il était riche et pratiquait son sport par plaisir, en dilettante ? Questions parmi d’autres, laissées sans réponse. De cette longue expatriation qui fut la sienne, le héros n’abandonnerait qu’une poignée d’indications : son titre de champion de l’Union vélocipédique de Suisse romande en 1890, sa deuxième place, derrière Louis Masi, dans le Tour du lac Léman en 1891, sa victoire dans Bâle-Strasbourg en 1892, puis une nouvelle deuxième place, dans Paris-Ostende, l’année suivante. Il avait trente ans.
1894… Millésime curieux et prophétique puisqu’on y parlait de l’ouverture, à Paris, du premier congrès olympique, de l’organisation, le 22 juillet, par Pierre Giffard, de la première course automobile française, de l’arrestation, le 15 octobre, du capitaine Dreyfus : événements étrangement liés, qui ne seraient pas sans précipiter la création du Tour de France… En attendant, la bicyclette, moins onéreuse et plus rapide que le cheval, continuait de séduire. Elle avait adopté avec Lucien Lesna un dieu inouï, qui s’était adjugé coup sur coup Bordeaux-Paris, Paris-Saint-Malo (ex-aequo avec Marius Thé) et Paris-Bar-le-Duc. Ce qui ne signifiait pas, au demeurant, qu’on pût risquer un portrait mieux senti du personnage. Selon la formule des Latins, il « venait, voyait, vainquait », puis disparaissait dans son antre. Et lorsqu’il en ressortait, gare ! C’était un fauve affamé, jetant son dévolu sur telle course. Ainsi le vit-on gagner les 6 Heures de Bruxelles et le championnat de France de demi-fond, en 1995. Et on le retrouva la saison d’après, écrasant le championnat d’Europe disputé à Berlin. Bref ! un athlète incontestablement supérieur, qui troublait autant par sa résistance que par sa singularité. Est-ce un hasard ? La frileuse Union vélocipédique française, agacée par ce hors venu, prétexta que le championnat d’Europe n’était pas officiel pour l’évincer des championnats du monde. Arthur Chase, le Britannique, profita de l’aubaine : il rafla le titre. Et Lesna, furieux, claqua la porte vertement !
Comment s’occupa-t-il dans les années qui suivirent ? C’est l’un des points obscurs de l’époque. Il courut, c’est sûr, notamment à Mayence, en 1898, où il redevint champion d’Europe de demi-fond. Il courut également à Berlin où des photographes l’immortalisèrent en deux occasions — d’abord dans une épreuve de 50 kilomètres qu’il devait remporter, en 1898, puis dans un match d’une heure où il avait pour adversaires Bouhours et Köcher, le 14 août 1899. Quant au reste ?… L’idée admise est celle d’un jeu de piste, tracé sur différents continents. « Il se consacre avec succès au demi-fond, courant beaucoup en Amérique et en Australie », assure à cet égard Le Dictionnaire des coureurs[2]. Mais les précisions font défaut, qui eussent permis de comprendre le prodige qu’il était.
Imagine-t-on ? Un cador de légende, qu’on disait retiré des pelotons, et qui soudain annonça, dans un courrier posté de Berlin, sa présence au départ du sixième Paris-Roubaix, le 7 avril 1901 ! Voilà qui ne manquait point de sel, d’autant que Lucien Lesna avait passé trente-sept ans… S’avérerait-t-il compétitif, si longtemps après ? L’interrogation fut prestement balayée : victoire dans Paris-Roubaix puis victoire dans Bordeaux-Paris, ce qui faisait de lui le père d’un doublé inédit ! Mais l’intéressé, littéralement increvable, visait surtout Paris-Brest-Paris, épopée décennale n’ayant connu qu’un lauréat, l’illustre Charles Terront… Le 16 août, il se remit donc en selle, écœurant les meilleurs par son rythme. Fonçant d’une traite, il vira à Brest avec plus de cinq heures d’avance sur Aucouturier, Garin et Fischer ! Mais un bain d’eau froide, sur le chemin du retour, puis un large coup de soleil le mirent au supplice. Couvert de cloques, il détela au millième kilomètre.
Il pendrait sa revanche. On devine la manière, expéditive : succès dans Paris-Roubaix 1902 puis sacre absolu dans Marseille-Paris, le 19 mai, au terme d’une odyssée de 938 kilomètres marquée par des pluies incessantes. « Les bravos frénétiques éclatent en tempête et, de la tête, et avec un sourire de triomphe sur son masque terreux, Lesna salue ce public qui l’acclame, sachant que l’exploit qui se termine sous ses yeux est peut-être le plus beau que le sport cycliste ait jamais vu réussir », admira Géo Lefèvre, envoyé spécial de L’Auto-Vélo[3]. Parce que le preux journaliste en était persuadé : personne n’égalait celui que la presse appelait encore « le vaillant stayer franco-suisse »[4] ! Lequel vaillant jeta les armes après une ultime deuxième place, le 27 juillet, dans Bordeaux-Paris, battu moins par Maurice Garin que par des « putains de clous »[5]. « Je suis dégoûté. Il ne faudrait pas beaucoup de courses comme celle-là pour me faire abandonner le métier », lâcha-t-il[6]. On ne le revit qu’aux commandes de son propre avion, juste avant la guerre. Pour parler comme Jean Bobet, « celui-là était un 'as'. »[7]
Christophe Penot
Lucien Lesna en bref
- Né le 4 octobre 1863 au Locle (Suisse). Décédé le 11 juillet 1932 à Évreux.
- Principales victoires : Bâle-Strasbourg 1892 ; Bordeaux-Paris 1894 et 1901 ; Paris-Saint-Malo 1894, Paris-Bar-le-Duc 1894 ; Paris-Roubaix 1901 et 1902 ; Marseille-Paris 1902.
[1]L’Auto, 2 novembre 1932.
[2] La Maison du Sport, 1988, p. 966.
[3] Didier Rapaud, L’incroyable épopée de Marseille-Paris 1902, Éd. Cristel, p. 96.
[4]Ibid., p. 98.
[5] Pierre Chany, La Fabuleuse histoire des classiques et des championnats du monde, ODIL, 1979, p. 31.
[6]Ibid.
[7] Allusion à sa biographie d’Octave Lapize : Celui-là était un « as ».
Lucien Lesna, en fauve affamé
Il est resté dans l’histoire comme le vainqueur d’un Marseille-Paris de légende. Mais il avait aussi gagné deux Bordeaux-Paris et deux Paris-Roubaix. Portrait de Lucien Lesna, champion magnifique et mal connu…
On se souvient du cri qu’Henri Desgrange posa sur la tombe de Charles Terront, auteur des plus vieux exploits du cyclisme : « c’était l’homme qui, bon premier, nous disait que les forces humaines étaient sans limites »[1]… Eh bien ! ce cri, combien de fois Desgrange y songea, tandis que ses collaborateurs, Géo Lefèvre en tête, lui rebattaient les oreilles avec le dénommé Lucien Lesna, autre champion mythique lancé sur les routes du progrès… Car tout ce que Terront avait été, Lesna l’incarnait à son tour — mais avec une aura supplémentaire, fruit des impénétrables mystères entourant sa carrière et sa vie. Que savait-on, en effet ? Qu’il était né en Suisse, au Locle, de parents français, le 4 octobre 1863. Qu’il avait ensuite vécu à Genève et découvert le cyclisme sur le tard, à vingt-cinq ou vingt-six ans. Chose évidente : cet homme déjà fait était une force de la nature ! Au physique, outre des jambes puissantes, il montrait un visage solide barré d’une moustache soignée, digne des mondains à la mode. Fallait-il en déduire qu’il sortait d’un milieu privilégié ? voire qu’il était riche et pratiquait son sport par plaisir, en dilettante ? Questions parmi d’autres, laissées sans réponse. De cette longue expatriation qui fut la sienne, le héros n’abandonnerait qu’une poignée d’indications : son titre de champion de l’Union vélocipédique de Suisse romande en 1890, sa deuxième place, derrière Louis Masi, dans le Tour du lac Léman en 1891, sa victoire dans Bâle-Strasbourg en 1892, puis une nouvelle deuxième place, dans Paris-Ostende, l’année suivante. Il avait trente ans.
1894… Millésime curieux et prophétique puisqu’on y parlait de l’ouverture, à Paris, du premier congrès olympique, de l’organisation, le 22 juillet, par Pierre Giffard, de la première course automobile française, de l’arrestation, le 15 octobre, du capitaine Dreyfus : événements étrangement liés, qui ne seraient pas sans précipiter la création du Tour de France… En attendant, la bicyclette, moins onéreuse et plus rapide que le cheval, continuait de séduire. Elle avait adopté avec Lucien Lesna un dieu inouï, qui s’était adjugé coup sur coup Bordeaux-Paris, Paris-Saint-Malo (ex-aequo avec Marius Thé) et Paris-Bar-le-Duc. Ce qui ne signifiait pas, au demeurant, qu’on pût risquer un portrait mieux senti du personnage. Selon la formule des Latins, il « venait, voyait, vainquait », puis disparaissait dans son antre. Et lorsqu’il en ressortait, gare ! C’était un fauve affamé, jetant son dévolu sur telle course. Ainsi le vit-on gagner les 6 Heures de Bruxelles et le championnat de France de demi-fond, en 1995. Et on le retrouva la saison d’après, écrasant le championnat d’Europe disputé à Berlin. Bref ! un athlète incontestablement supérieur, qui troublait autant par sa résistance que par sa singularité. Est-ce un hasard ? La frileuse Union vélocipédique française, agacée par ce hors venu, prétexta que le championnat d’Europe n’était pas officiel pour l’évincer des championnats du monde. Arthur Chase, le Britannique, profita de l’aubaine : il rafla le titre. Et Lesna, furieux, claqua la porte vertement !
Comment s’occupa-t-il dans les années qui suivirent ? C’est l’un des points obscurs de l’époque. Il courut, c’est sûr, notamment à Mayence, en 1898, où il redevint champion d’Europe de demi-fond. Il courut également à Berlin où des photographes l’immortalisèrent en deux occasions — d’abord dans une épreuve de 50 kilomètres qu’il devait remporter, en 1898, puis dans un match d’une heure où il avait pour adversaires Bouhours et Köcher, le 14 août 1899. Quant au reste ?… L’idée admise est celle d’un jeu de piste, tracé sur différents continents. « Il se consacre avec succès au demi-fond, courant beaucoup en Amérique et en Australie », assure à cet égard Le Dictionnaire des coureurs[2]. Mais les précisions font défaut, qui eussent permis de comprendre le prodige qu’il était.
Imagine-t-on ? Un cador de légende, qu’on disait retiré des pelotons, et qui soudain annonça, dans un courrier posté de Berlin, sa présence au départ du sixième Paris-Roubaix, le 7 avril 1901 ! Voilà qui ne manquait point de sel, d’autant que Lucien Lesna avait passé trente-sept ans… S’avérerait-t-il compétitif, si longtemps après ? L’interrogation fut prestement balayée : victoire dans Paris-Roubaix puis victoire dans Bordeaux-Paris, ce qui faisait de lui le père d’un doublé inédit ! Mais l’intéressé, littéralement increvable, visait surtout Paris-Brest-Paris, épopée décennale n’ayant connu qu’un lauréat, l’illustre Charles Terront… Le 16 août, il se remit donc en selle, écœurant les meilleurs par son rythme. Fonçant d’une traite, il vira à Brest avec plus de cinq heures d’avance sur Aucouturier, Garin et Fischer ! Mais un bain d’eau froide, sur le chemin du retour, puis un large coup de soleil le mirent au supplice. Couvert de cloques, il détela au millième kilomètre.
Il pendrait sa revanche. On devine la manière, expéditive : succès dans Paris-Roubaix 1902 puis sacre absolu dans Marseille-Paris, le 19 mai, au terme d’une odyssée de 938 kilomètres marquée par des pluies incessantes. « Les bravos frénétiques éclatent en tempête et, de la tête, et avec un sourire de triomphe sur son masque terreux, Lesna salue ce public qui l’acclame, sachant que l’exploit qui se termine sous ses yeux est peut-être le plus beau que le sport cycliste ait jamais vu réussir », admira Géo Lefèvre, envoyé spécial de L’Auto-Vélo[3]. Parce que le preux journaliste en était persuadé : personne n’égalait celui que la presse appelait encore « le vaillant stayer franco-suisse »[4] ! Lequel vaillant jeta les armes après une ultime deuxième place, le 27 juillet, dans Bordeaux-Paris, battu moins par Maurice Garin que par des « putains de clous »[5]. « Je suis dégoûté. Il ne faudrait pas beaucoup de courses comme celle-là pour me faire abandonner le métier », lâcha-t-il[6]. On ne le revit qu’aux commandes de son propre avion, juste avant la guerre. Pour parler comme Jean Bobet, « celui-là était un 'as'. »[7]
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Lucien Lesna en bref
- Né le 4 octobre 1863 au Locle (Suisse). Décédé le 11 juillet 1932 à Évreux.
- Principales victoires : Bâle-Strasbourg 1892 ; Bordeaux-Paris 1894 et 1901 ; Paris-Saint-Malo 1894, Paris-Bar-le-Duc 1894 ; Paris-Roubaix 1901 et 1902 ; Marseille-Paris 1902.
[1]L’Auto, 2 novembre 1932.
[2] La Maison du Sport, 1988, p. 966.
[3] Didier Rapaud, L’incroyable épopée de Marseille-Paris 1902, Éd. Cristel, p. 96.
[4]Ibid., p. 98.
[5] Pierre Chany, La Fabuleuse histoire des classiques et des championnats du monde, ODIL, 1979, p. 31.
[6]Ibid.
[7] Allusion à sa biographie d’Octave Lapize : Celui-là était un « as ».
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