UNCP UNCP
L'UNCP est le syndicat professionnel des coureurs cyclistes français.
Syndicat de service et de dialogue constructif.
Créé il y a plus de 60 ans, il a pour vocation la représentation des coureurs et la défense de leurs intérêts collectifs et individuels.
contact@uncp.net . Comité Directeur . UNCP 161 Chemin du Buisson – 38110 DOLOMIEU
  • Route Pro Championnats de France Cassel 2023 - Photo Bruno Bade
  • Route Pro Photo Bruno Bade
  • Route d’Occitanie 2020 Photo Bruno Bade
  • Tro Bro Leon 2019 Photo Bruno Bade
  • Paris Camembert 2020 Photo Bruno Bade
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Albert Bouvet, de poursuite en poursuite


Il y a un demi-siècle, il remportait un Paris-Tours de légende, au terme du plus long sprint de sa vie. Portrait d'Albert Bouvet, ' le bouledogue de Fougères ', cinq fois champion de France de poursuite...


Chacun connaît l'histoire d'Albert Bouvet, jadis vainqueur d'un Paris-Tours pour soixante-dix centimètres, après une interminable échappée... Exactement, le 7 octobre 1956, ce Breton avait démarré à quarante-deux kilomètres de l'arrivée, encouragé par Henri Sitek, son équipier chez Mercier : ' Attaque tout de suite ! Tu marches ! '1 Parce qu'il se sentait en effet plein de forces, Albert Bouvet se projeta trois cents mètres devant le peloton, d'abord flanqué d'un Italien, Nascimbene, qui ne relayait pas. Puis il poursuivit seul dans son style caractéristique - une selle qu'on aurait dite surbaissée, le dos joliment plat mais des épaules un peu hautes, si bien que la presse avait surnommé cet athlète d'1 mètre 70 pour 68 kilos ' le bouledogue de Fougères ' ! Évidemment, si près du but, ce bouledogue-là ne voulait rien lâcher... Il était passé sous le panneau des 10 kilomètres avec une trentaine de secondes d'avance ; aux 5 bornes, il en avait gardé vingt ;  sous la flamme rouge, il tenait toujours ! Il luttait contre la meute et luttait contre lui-même, progressant l'œil fixé sur le bout de la route, malgré un élan brisé par la côte de l'Alouette... Combien ? 100 mètres ? Quatre-vingt ? Cinquante ? Trente ? Dix ? Les journaux ont souvent reproduit l'image étonnante de cet homme épuisé qui paraît vaincre au sprint, alors qu'il achève un chef d'œuvre d'obstination. ' Jamais, depuis que je suis coureur cycliste, je n'avais autant souffert dans les derniers kilomètres et même dans le dernier mètre ', expliquerait-il au reporter Georges Brélivet2.

Souffrance salvatrice : le monde cycliste adora aussitôt ce garçon aux cheveux drus, professionnel depuis trois ans, déjà deux fois deuxième du Grand Prix des Nations derrière Anquetil et lauréat d'une dizaine d'épreuves, généralement en solitaire, au terme d'une impressionnante poussée. D'ailleurs, il était admis qu'Albert Bouvet n'enroulait pas ; au sens propre, il poussait ! Il poussait de toute sa puissance, comme, sans doute, il avait poussé dans les carrières de Saint-Martin-de-Landelle, lorsqu'il taillait le granit... Car ce n'était pas une légende : né le 28 février 1930, Albert Théophile, Louis-Auguste Bouvet avait réellement travaillé la pierre à vingt ans, après avoir fabriqué des sabots à Saint-Georges-de-Reitembault, au sortir de l'école primaire. Il était vrai aussi qu'il avait disputé sa première course sur le vélo de sa mère, finissant quatrième avec des pneus demi-ballon. Et vrai, encore, que son destin s'était décidé au Grand Prix des Jeunes de l'Ouest organisé à Vitré, en 1952. ' Si je ne marche pas, je plaque tout ! '3 avait-il prévenu la veille. Le lendemain, il s'imposa largement. Douze mois plus tard, Antonin Magne lui tendait un contrat.

Albert Bouvet demeura sept années chez Mercier, avec Louison Bobet comme leader. Paris-Tours mis à part (il faudrait patienter quarante-deux ans pour qu'un autre Français, Jacky Durand, lui succédât au palmarès), son coup de génie fut de comprendre qu'il y serait barré sur la route, tandis qu'il pouvait jouer sa carte en poursuite, en un temps où le Vel'd'Hiv faisait durablement salle comble. Et quelle salle ! Une salle capable de l'ovationner des minutes entières, pendant qu'il levait son bouquet, un sourire modeste éclairant son visage. Oui, quelle salle, dont il était devenu l'un des chouchous, à l'instar des meilleurs six-daymen... La première fois, c'était quelques jours après Paris-Tours, quand il s'adjugea le championnat d'Hiver de poursuite. Moyennant quoi, il revint régulièrement sur les pistes, décrochant cinq titres nationaux de poursuite alors que ses adversaires avaient pour nom Rivière, Andrieux, Velly, Bellenger et Anquetil. Du reste, le sommet fut atteint le 10 mars 1957, précisément face à Jacques Anquetil. À l'origine, leur duel avait été programmé sur cinq kilomètres ; mais le Normand, qui craignait la force explosive du Fougerais, exigea de doubler la distance. - ' 10 kilomètres, c'est un cadeau à Anquetil. Il va te battre ', rétorqua Louison Bobet en lui déconseillant d'accepter4. L'intéressé passa outre. Avec son cœur énorme, avec ses cuisses d'airain, il prit un départ extraordinaire, donnant l'impression qu'il rattraperait le prodige ! Puis l'écart se stabilisa, et puis Anquetil entreprit d'effacer son retard, accélérant tour après tour. ' Le public était debout ; il hurlait, déchaîné... Jacques forçait, mais Albert, massif, pugnace, ne cédait plus un mètre. Un moment inoubliable... ', raconta Jacques Augendre dans son livre de souvenirs.

Remarquons-le : dans le cyclisme de cette époque, Albert Bouvet, fait singulier, ne ' chargeait ' pas. Il n'était pourtant pas naïf ; seulement, il croyait au principe, enseigné par Antonin Magne, que ' la gloire n'est jamais où la vertu n'est pas '. D'où son bonheur discret sitôt qu'il s'offrait la peau d'un géant - mais à l'impossible il n'était pas tenu ; et Roger Rivière le meurtrit à deux reprises, en 1957 et en 1959, en finale du championnat du monde de poursuite. Ce qui ne serait qu'anecdote si Philippe Bouvet, son fils, journaliste estimé, n'avait apporté la confirmation suivante : ' Je ne veux pas accabler le pauvre Rivière qui, de toute façon, était un coureur d'exception. Paix à son âme, très sincèrement... Mais j'ai toujours su, pour avoir entendu mon père s'en plaindre, qu'il avait sacrément salé la soupe dans l'un des deux championnats du monde qui les ont opposés ! '5

Albert Bouvet n'endossa pas le maillot arc-en-ciel qu'il méritait. Il le regrette. Mais il regrette plus encore la disparition prématurée du rouleur stéphanois. C'est à cette aune qu'on met chapeau bas.

© Christophe Penot

Retrouvez chaque mois la suite de cette série de portraits dans La France Cycliste,
le magazine officiel de la Fédération Française de Cyclisme.

 

Albert Bouvet en bref

* Né le 28 février 1930 à Mellé (Ille-et-Vilaine).
* Professionnel de 1954 à 1963. Il se reconvertit ensuite dans la presse puis devint directeur-adjoint du Tour de France.
Principales victoires : Tour de l'Orne 1954 ; Manche-Océan 1954 ; Boucles de la Seine 1955 ; Paris-Tours 1956 ; G.P. de Rennes 1963.
Poursuite : Champion de France en 1958, 1959, 1960, 1962, 1963. 2e du championnat du monde en 1957 et 1959.


1 Conversation d'A. Bouvet avec l'auteur.
2 Yves Serré, Albert Bouvet, la passion du cyclisme, 1993, p. 38.
3 Conversation d'A. Bouvet avec l'auteur.
4 In Jacques Augendre, la mémoire du Tour de France, Éd. Cristel, 2001, p. 164.
5 In J'écris ton nom Tour de France, Éd. Cristel, 2002, p. 82.

Albert Bouvet, de poursuite en poursuite


Il y a un demi-siècle, il remportait un Paris-Tours de légende, au terme du plus long sprint de sa vie. Portrait d'Albert Bouvet, ' le bouledogue de Fougères ', cinq fois champion de France de poursuite...


Chacun connaît l'histoire d'Albert Bouvet, jadis vainqueur d'un Paris-Tours pour soixante-dix centimètres, après une interminable échappée... Exactement, le 7 octobre 1956, ce Breton avait démarré à quarante-deux kilomètres de l'arrivée, encouragé par Henri Sitek, son équipier chez Mercier : ' Attaque tout de suite ! Tu marches ! '1 Parce qu'il se sentait en effet plein de forces, Albert Bouvet se projeta trois cents mètres devant le peloton, d'abord flanqué d'un Italien, Nascimbene, qui ne relayait pas. Puis il poursuivit seul dans son style caractéristique - une selle qu'on aurait dite surbaissée, le dos joliment plat mais des épaules un peu hautes, si bien que la presse avait surnommé cet athlète d'1 mètre 70 pour 68 kilos ' le bouledogue de Fougères ' ! Évidemment, si près du but, ce bouledogue-là ne voulait rien lâcher... Il était passé sous le panneau des 10 kilomètres avec une trentaine de secondes d'avance ; aux 5 bornes, il en avait gardé vingt ;  sous la flamme rouge, il tenait toujours ! Il luttait contre la meute et luttait contre lui-même, progressant l'œil fixé sur le bout de la route, malgré un élan brisé par la côte de l'Alouette... Combien ? 100 mètres ? Quatre-vingt ? Cinquante ? Trente ? Dix ? Les journaux ont souvent reproduit l'image étonnante de cet homme épuisé qui paraît vaincre au sprint, alors qu'il achève un chef d'œuvre d'obstination. ' Jamais, depuis que je suis coureur cycliste, je n'avais autant souffert dans les derniers kilomètres et même dans le dernier mètre ', expliquerait-il au reporter Georges Brélivet2.

Souffrance salvatrice : le monde cycliste adora aussitôt ce garçon aux cheveux drus, professionnel depuis trois ans, déjà deux fois deuxième du Grand Prix des Nations derrière Anquetil et lauréat d'une dizaine d'épreuves, généralement en solitaire, au terme d'une impressionnante poussée. D'ailleurs, il était admis qu'Albert Bouvet n'enroulait pas ; au sens propre, il poussait ! Il poussait de toute sa puissance, comme, sans doute, il avait poussé dans les carrières de Saint-Martin-de-Landelle, lorsqu'il taillait le granit... Car ce n'était pas une légende : né le 28 février 1930, Albert Théophile, Louis-Auguste Bouvet avait réellement travaillé la pierre à vingt ans, après avoir fabriqué des sabots à Saint-Georges-de-Reitembault, au sortir de l'école primaire. Il était vrai aussi qu'il avait disputé sa première course sur le vélo de sa mère, finissant quatrième avec des pneus demi-ballon. Et vrai, encore, que son destin s'était décidé au Grand Prix des Jeunes de l'Ouest organisé à Vitré, en 1952. ' Si je ne marche pas, je plaque tout ! '3 avait-il prévenu la veille. Le lendemain, il s'imposa largement. Douze mois plus tard, Antonin Magne lui tendait un contrat.

Albert Bouvet demeura sept années chez Mercier, avec Louison Bobet comme leader. Paris-Tours mis à part (il faudrait patienter quarante-deux ans pour qu'un autre Français, Jacky Durand, lui succédât au palmarès), son coup de génie fut de comprendre qu'il y serait barré sur la route, tandis qu'il pouvait jouer sa carte en poursuite, en un temps où le Vel'd'Hiv faisait durablement salle comble. Et quelle salle ! Une salle capable de l'ovationner des minutes entières, pendant qu'il levait son bouquet, un sourire modeste éclairant son visage. Oui, quelle salle, dont il était devenu l'un des chouchous, à l'instar des meilleurs six-daymen... La première fois, c'était quelques jours après Paris-Tours, quand il s'adjugea le championnat d'Hiver de poursuite. Moyennant quoi, il revint régulièrement sur les pistes, décrochant cinq titres nationaux de poursuite alors que ses adversaires avaient pour nom Rivière, Andrieux, Velly, Bellenger et Anquetil. Du reste, le sommet fut atteint le 10 mars 1957, précisément face à Jacques Anquetil. À l'origine, leur duel avait été programmé sur cinq kilomètres ; mais le Normand, qui craignait la force explosive du Fougerais, exigea de doubler la distance. - ' 10 kilomètres, c'est un cadeau à Anquetil. Il va te battre ', rétorqua Louison Bobet en lui déconseillant d'accepter4. L'intéressé passa outre. Avec son cœur énorme, avec ses cuisses d'airain, il prit un départ extraordinaire, donnant l'impression qu'il rattraperait le prodige ! Puis l'écart se stabilisa, et puis Anquetil entreprit d'effacer son retard, accélérant tour après tour. ' Le public était debout ; il hurlait, déchaîné... Jacques forçait, mais Albert, massif, pugnace, ne cédait plus un mètre. Un moment inoubliable... ', raconta Jacques Augendre dans son livre de souvenirs.

Remarquons-le : dans le cyclisme de cette époque, Albert Bouvet, fait singulier, ne ' chargeait ' pas. Il n'était pourtant pas naïf ; seulement, il croyait au principe, enseigné par Antonin Magne, que ' la gloire n'est jamais où la vertu n'est pas '. D'où son bonheur discret sitôt qu'il s'offrait la peau d'un géant - mais à l'impossible il n'était pas tenu ; et Roger Rivière le meurtrit à deux reprises, en 1957 et en 1959, en finale du championnat du monde de poursuite. Ce qui ne serait qu'anecdote si Philippe Bouvet, son fils, journaliste estimé, n'avait apporté la confirmation suivante : ' Je ne veux pas accabler le pauvre Rivière qui, de toute façon, était un coureur d'exception. Paix à son âme, très sincèrement... Mais j'ai toujours su, pour avoir entendu mon père s'en plaindre, qu'il avait sacrément salé la soupe dans l'un des deux championnats du monde qui les ont opposés ! '5

Albert Bouvet n'endossa pas le maillot arc-en-ciel qu'il méritait. Il le regrette. Mais il regrette plus encore la disparition prématurée du rouleur stéphanois. C'est à cette aune qu'on met chapeau bas.

© Christophe Penot

Retrouvez chaque mois la suite de cette série de portraits dans La France Cycliste,
le magazine officiel de la Fédération Française de Cyclisme.

 

Albert Bouvet en bref

* Né le 28 février 1930 à Mellé (Ille-et-Vilaine).
* Professionnel de 1954 à 1963. Il se reconvertit ensuite dans la presse puis devint directeur-adjoint du Tour de France.
Principales victoires : Tour de l'Orne 1954 ; Manche-Océan 1954 ; Boucles de la Seine 1955 ; Paris-Tours 1956 ; G.P. de Rennes 1963.
Poursuite : Champion de France en 1958, 1959, 1960, 1962, 1963. 2e du championnat du monde en 1957 et 1959.


1 Conversation d'A. Bouvet avec l'auteur.
2 Yves Serré, Albert Bouvet, la passion du cyclisme, 1993, p. 38.
3 Conversation d'A. Bouvet avec l'auteur.
4 In Jacques Augendre, la mémoire du Tour de France, Éd. Cristel, 2001, p. 164.
5 In J'écris ton nom Tour de France, Éd. Cristel, 2002, p. 82.